L'histoire secrète des affaires du temps (Anne de Rulman)

Avocat, érudit et humaniste (1582-1632), fils d'une Languedocienne et d'un professeur allemand enseignant au collège réformé de Nîmes, Anne de Rulman laissa quelques imprimés mais surtout une foule de manuscrits précieux pour l'archéologie (car il décrit tout ce qu'il peut trouver d'antique à Nîmes et ailleurs), la langue occitane (dont il entreprit une sorte de dictionnaire) et les guerres de Rohan car, figure notable du parti hostile à la rébellion, il laissa une Histoire secrète décrivant ce qu'il savait et qu'il avait vu des évènements de 1622 à 1629. Notre extrait est pris dans sa «seizième narration» qui conte les évènements tels que vécus par l'armée de Thémines depuis sa constitution au printemps à partir de corps divers destinés à la campagne d'Italie jusqu'à sa démobilisation à l'automne après l'échec du siège du Mas d'Azil. C'est à la fois le fait que l'auteur est protestant (mais escambarlat, hostile à Rohan) et que ses sources sont essentiellement dans l'armée de Thémines qui font la particularité de ce récit et lui permettent de donner un grand nombre d'informations absentes ailleurs, par exemple sur les combats à Jean Bonnet et aux Bordes ou les graves dissensions au sein des troupes le jour de l'assaut contre Le Mas. Ceci en plus des grandes précision et justesse des descriptions des différents lieux où passent l'armée. Informations qui n'ont pas été connues des historiens du 17e siècle et qui n'ont commencé à être prises en compte qu'avec l'Histoire générale de Languedoc au 18e siècle. L'Histoire secrète a été transcrite et éditée par Philippe Chareyre en 1990, et on voudra bien la consulter pour tout renseignement supplémentaire. Nous nous sommes servis de sa retranscription pour cet extrait (qu'il en soit grandement remercié) que nous avons, comme pour les autres, agrémenté de notes sur le vocabulaire et les différences par rapport aux autres récits. Les deux manuscrits ayant servi à la retranscription (original vers 1625-1630 et copie pour le marquis d'Aubais au 18e siècle) sont à la Bibliothèque du Carré d'Art à Nîmes et consultables/téléchargeables sur Gallica. Nous mettons ci-dessous la biographie (datée et parfois fautive, mais avec quelques renseignements intéressants et une première bibliographie) de Rulman que l'on pouvait trouver dans La France protestante en 1859.


Anne de Rulman, L'histoire secrète des affaires du temps depuis le siège de Montpellier jusqu'à la paix dernière. Avec la suite jusques à l'année presente mil six cents vint et sept, Bibliothèque Carré d'art de Nîmes, ms 181 et ms 188.

Ms 181 (original, folios 115v-130r): https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b100154508.r=L%27histoire%20secrette%20Rulman?rk=21459;2

Ms 188 (copie 18e siècle, Manuscrit d'Aubais 116, folios 56v-66r): https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/btv1b10015757j.r=L%27histoire%20secrette%20Rulman?rk=42918;4

Édition: Chronique secrète de Nîmes et du Languedoc (1622-1626), Philippe Chareyre (éd.), Éditions Lacour, Nîmes, 1990, 330 pages.


«Né à Nismes, en 1583, le jeune Rulman se montra, dès son enfance, passionné pour l'étude. Il s'appliqua à la jurisprudence, prit le bonnet de docteur et débuta au barreau, où il ne tarda pas à se faire remarquer par son habileté et son éloquence. En 1612, lisons-nous dans une note que nous devons à l'obligeance de M. Anquez, professeur d'histoire au lycée St-Louis, M. de Ventadour, lieutenant général du roi en Languedoc, le chargea de défendre devant le parlement de Toulouse Augis, prévôt général du Languedoc, accusé de malversations par Alonzo Lopez, procureur général des Morisques aragonais, et satisfait apparemment de ses services, il ne cessa, jusqu'à sa mort, d'employer Rulman comme intermédiaire entre lui et les Réformés. Dévoué, ainsi que son beau-père Rostaing de Rozel à la cause royale, notre avocat s'opposa de tout son pouvoir an duc de Rohan, aussi devint-il suspect; on l'accusa d'avoir comploté de livrer Nismes aux Catholiques, et on le chassa de la ville. Il se retira à Montfrin, où il demeura jusqu'à la conclusion de la paix, en 1626. Lorsque la guerre se ralluma, il dut s'éloigner de nouveau, exposant, dit-il, «sa famille à la boucherie et ses métairies à l'embrasement». De retour à Nismes, en 1629, il voulut se faire mettre en possession de l'office de conseiller et assesseur criminel en la prévôté générale du Languedoc, qui lui avait été accordé en 1626; mais le prévôt général s'y opposa. Rulman porta l'affaire devant les États, prétendant que M. de Boisseson ne le repoussait que parce qu'il le savait plus propre «à être la créature du roi, la plus vive image de Dieu, que celle de quelque homme mortel», et il obtint gain de cause. Dès lors, renonçant au barreau, il s'appliqua d'une manière plus suivie à connaître l'histoire et les antiquités de sa patrie. Il mourut vers 1640, ayant eu de son mariage avec Madelaine de Rozel quatre filles et trois fils, dont deux le précédèrent dans la tombe. Le troisième, que son père associa à ses travaux dès qu'il eut atteint l'âge de 16 ans, voulant, nous dit-il, «que son corps fût toujours côté à son ombre, son esprit dressé par son génie et ses pensées assujetties à ses affections», n'a laissé d'ailleurs aucune trace de son existence dans l'histoire.

À l'exception d'un recueil de Harangues prononcées aux entrées de plusieurs princes et seigneurs, à la réception des consuls et présentation d'avocats, avec quelques plaidoyers, Paris, 1612; 1615, in-8°, Rulman n'a rien fait imprimer d'un peu considérable, mais il a laissé en manuscrit, sous le titre de Récits des anciens monuments qui parroissent encore dans les despartements de la 1re et 2me Gaule Narbonoise, et la représentation des plans et perspectives des édifices publiques, sacrés et profanes, ensemble trophées, triomphes, thermes, bains, sacrifices, des palais, statues, figures, sépultures, médailles, graveures, inscriptions, épitaphes et autres pièces de marque, que les Romains y ont laissées, etc., un recueil curieux de dissertations sur l'histoire et les antiquités du Languedoc. Cet ouvrage, qui se conserve aujourd'hui à la Bibliothèque nationale (Supplém. franc., N° 290, 3 vol. in-4°, plus un vol. in-fol. de dessins, Même fonds, N° 8), offre sans doute de nombreux défauts, beaucoup d'incohérence et de confusion, très-peu de critique, bien des hypothèses hasardées; néanmoins il est précieux en ce qu'il nous a au moins conservé des copies de beaucoup de monuments aujourd'hui détruits. On trouve à la suite de ces dissertations ou récits: Inventaire des épitaphes et inscriptions romaines trouvées dans, les ruines de Nismes; Les motifs de l'autheur en la recherche des racines des noms et des verbes du langage du pays et la déclaration de leurs utilités; Mots significatifs et particuliers au langage vulgaire du pays, qui sont empruntés des Hébrieux, des Grecs ou des Latins; Récit des verbes emphatiques du pays, et Suite et conformité des proverbes qui sont en usage dans le Languedoc, avec ceux des nations estrangères qui ont régenté dans la province.

La Bibliothèque de la ville de Nismes possède, sous le N°15855, une copie plus complète des productions de notre antiquaire, en 4 vol. in-4° et 2 vol. in-8°; elle contient, en outre, une Suite des plaidoiries, harangues, présentations d'avocats et autres pièces mêlées, dédiée au trop fameux Le Masuyer; une Déclaration de la beauté et de la délicatesse des plus excellents revers des médailles, soit des consuls, soit des empereurs, etc., depuis Jules César jusqu'à Constantin le Grand, lesquelles ont été trouvées dans les fossés de Nismes, dédié au duc d'Orléans; un Recueil de Lettres adressées par lui à divers personnages; un Narré des étranges révolutions du Languedoc depuis les Wolkes jusqu'à nos rois; et enfin une Histoire secrète des affaires du temps depuis le siège de Montpellier jusqu'à la paix dernière (1626), avec la suite jusqu'à l'année présente (1627). Ce dernier ouvrage, le plus important de tous ceux de Rulman, au point de vue de l'histoire des églises protestantes, est divisé en narrations. Au jugement de M. le professeur Anquez, «l'auteur s'y montre narrateur intéressant et animé. Opposé aux vues du duc de Rohan, il présente un tableau fidèle des désastres que la rébellion de ce seigneur a attirés sur le Languedoc»

Rulman avait entrepris aussi, par ordre de Louis XIII, un Recueil des événements les plus notables arrivés en France, notamment au Languedoc et spécialement dans Nîmes durant les onze mouvements les plus signalés de la guerre civile, occasionnée par la diversité des religions. Son intention était de présenter les choses «en l'état, non qu'elles ont paru, mais qu'elles ont été», mais il ne termina pas cet ouvrage, dont il ne reste que la dédicace au roi et le discours au lecteur. Il avait le projet de donner une collection complète de ses œuvres. La mort ne lui laissa pas le temps de le mettre à exécution; il n'en a paru que le prospectus, imp. à .Nismes, 1650, in-4°, sous ce titre: Plan des oeuvres mêlées d'A. Rulman.» 

(Haag, La France protestante 9, Paris/Genève, Joël Cherbuliez, pp.71-72), 

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Thémines quitte l'Albigeois pour le Comté de Foix, combat de Revel

L'armée ayant séjourné quelques jours près de Lautrec, ce seigneur voulut prendre la route du côté du Foix. Il passa à la Vore (1) et à Carman, où d'Aunous (enseigne de la compagnie de gendarmes de Mr de Montmorency) fut commandé d'aller voir quelle contenance tiendraient ceux qui étaient jetés avec Mr. de Rohan dans Ravel. Il fit son embuscade de beau jour, assez près de la ville parce que le pays est fort couvert. Il envoya ses coureurs (2) qui donnèrent le coup de pistolet jusques aux portes. Ils firent ferme (3) jusques à ce que quelques gens de cheval sortirent de la ville, lesquels ne se hâtèrent pas trop d'aller à eux. Ils furent bientôt suivis de deux bataillons de gens de pied qui pouvaient être de trois cents hommes chacun. Alors ces cavaliers qui étaient sortis de la ville vinrent aux coureurs, lesquels leur firent une charge assez brusque. L'infanterie s'avançant, lâcha quelques mousquetades. Les coureurs se retirant à la file, furent suivis de quelques gens de cheval. Lesquels, voyant venir vingt carabins sur eux portant la casaque bleue (4), qui étaient conduits par Valfondz leur capitaine, ils tournèrent aussitôt le dos et se retirèrent à leur infanterie. Laquelle ne s'avança pas plus avant, de sorte que Aunous fut contraint de s'en retourner sans rien faire. Le lendemain, le sieur Maréchal suivant sa route alla loger à Villefranche, d'où après y avoir séjourné quelques jours, il prit son chemin vers le Foix. 


(1) Lavaur.

(2) «Coureurs, en termes de guerre, sont des cavaliers détachés pour battre l'estrade, pour aller aux nouvelles et à la découverte des ennemis» (Furetière). 

(3) «En termes de guerre, on dit: faire ferme, attendre son ennemi de pied ferme, combattre de pied ferme, pour dire avec résolution, sans reculer» (Furetière). 

(4) Ce qui semblerait indiquer que les cavaliers de la compagnie de Montmorency étaient en bleu. «On appelle casaques de mousquetaires, de gardes du corps, de gendarmes, les manteaux de cette sorte portés par les cavaliers de ces compagnies, qui ont des marques et des broderies particulières pour les distinguer les uns des autres» (Furetière). Gouverneur du Languedoc, Henri II de Montmorency (1595-1632) était alors chargé par le Roi de contrer Soubise sur l'Atlantique.


Prise de Calmont 

Il fit sommer d'abord Calmon, petite ville assise au pied d'un grand coteau, munie d'une bonne muraille et environnée d'un large fossé de trois côtés, et de l'autre tirant vers la plaine d'une rivière favorisée d'un pont défaisable. Ce lieu eût pu amuser (1) l'armée si ceux qui étaient dedans eussent été résolus d'en prendre et d'en donner. Ils voulurent voir le canon avant que parler. Ils furent salués de trois volées: l'une traversa la ville et fit du fracas dans les maisons, la seconde donna à une tour d'où tiraient ceux du dedans (qui les épouvanta tous), et l'autre porta sur la muraille de la ville et ne fit point d'effet. Les approches faites, on les resserra dedans et les logements (2) furent faits jusques au pied du fossé avant qu'il fît nuit. Ils connurent que ces gens n'avaient pas envie de tenir puisqu'ils ne tiraient quasi point. 

Trois heures devant jour, quelques capitaines du régiment de Cursol (logés au pied du fossé) n'entendant point de bruit, s'approchèrent de la porte des jardins où ils étaient logés, s'en saisirent sans résistance et crièrent à leurs camarades: «Nous sommes dedans !». Ceux qui avaient lâché le pied (3) pour gagner Maseres avaient parsemé de la poudre tout le long du passage de la porte. On ne sait si par leurs artifices ou par l'imprudence de quelque soldat (lequel en escarboliant (4) sa mèche y pourrait avoir mis le feu), tant y a que la flamme fut si prompte qu'elle brûla quinze soldats et le sergent-major du régiment et le sergent-major de la maître de camp, lesquels en sont échappés. L’alarme sonna sur cet esclandre et on donna par tous les quartiers de la ville sans trouver personne à qui parler. La cavalerie qui était en état accourut vers la ville, tua quelques-uns des fuyards qu'elle rencontra, fit quelques prisonniers qui furent pendus et les autres se sauvèrent le long de la rivière dans Mazere sans être découverts (5) parce que les assaillants n'avaient point fait de garde de ce côté-là. Les régiments se picotant (6) pour le pillage, les soldats (pour les mettre d'accord) y mirent le feu, lequel fut bientôt éteint parce que toutes les maisons étaient de bois. On fit ramasser (7) les communes voisines pour raser les murailles, lesquelles furent toutes renversées dans les fossés. 


(1) «Arrêter quelqu'un, badiner, perdre le temps inutilement» (Furetière).

(2) «Se dit aussi d'un poste dangereux qu'on met en défense et qu'on fortifie dans les attaques d'une place, pour le conserver et pour se mettre à couvert du feu de l'ennemi. Quand on a gagné quelque terrain qu'on veut conserver, on fait des logements sur la brèche, sur une demi-lune, sur la contrescarpe, dans le fossé» (Furetière).

(3) «Lâcher signifie aussi abandonner un dessein, une affaire. Ce capitaine pouvait emporter cette place mais il a levé le siège, il a lâché prise, il a fui honteusement, il a lâché le pied» (Furetière). Ici, il s'agit sans doute d'une troupe de militaires protestants qui a rejoint Mazères, jugeant la place de Calmont pas assez forte pour être défendue.

(4) Occitan escarbolhar: écheveler, emmêler, embrouiller, éparpiller, disperser. Rulman, au moins trilingue (occitan, allemand, français), s'intéressait à sa langue maternelle et rédigea une sorte de dictionnaire des mots et expressions du «langage du pays». Voir l'article de Pierre Trinquier: Anne de Rulman et ses recherches sur la langue du pays, Études Héraultaises 30-31-32 (1999-2001), pp.327-330  (https://www.etudesheraultaises.fr/publi/anne-de-rulman-et-ses-recherches-sur-la-langue-du-pays/). Ainsi que son édition de l'Inventaire alphabétique des proverbes du Languedoc qui marquent la fécondité du langage populaire, la gentillesse de l'esprit et la solidité du jugement des habitants du pays (Lacour, 1999) et des Recherches sur la langue du pays de Rulman (IEO Puylaurens, 2001). 

(5) La première version met: «sans courre risque jusques dans Mazere».

(6) «Se dit aussi figurément pour attaquer souvent quelqu'un par des paroles dites avec malignité, quereller quelqu'un doucement et insensiblement avec de petits reproches et injures qui ne vont pas jusqu'à une rupture ouverte mais dans lesquels on a pour but de fâcher. Les femmes jalouses sont sujettes à se picoter» (Furetière).

(7) «Ramasser signifie encore: assembler, réunir. Ce prince a ramassé des soldats de tous côtés. Ces coureurs, ces bandits sont des gens ramassés qui n'ont point de discipline. Il ramassa une armée de diverses nations» (Furetière). 


Le Carla, Jean Bonet

Mr le Maréchal prit de là son chemin vers Ste Gabelle où, ayant séjourné quelques jours, il s'enfonça plus avant dans le Comté. Il fit semblant de vouloir aller assiéger Le Carlat qui est une petite ville assise sur un coteau à deux penchants tellement droits qu'on n'y peut que bien difficilement monter. Elle est bastionnée de deux côtés. Le baron de Leran était dedans pour leur gouverneur. Le sieur Maréchal se contenta de la menacer sans lui faire peur. Leran se fût mis volontiers dans l'obéissance si on eût eu le moyen de le contenter. Ce gentilhomme satisfait et les habitants du Carlat reçus à bonne composition, ils eussent entraîné tous les autres à leur exemple. Mais il demandait de grosses sommes à des personnes beaucoup plus disposées d'en prendre que d'en donner.

À la vue de cette ville, les nouvelles vinrent au camp que le rendez-vous de toute l'armée était aux Bordes pour l'assiéger. Le régiment de Cursol passa devant Carlat, et la compagnie de gendarmes du comte de Carman, conduite par Castagnac son lieutenant (qui tenait les ailes pour voir si quelqu'un ferait semblant de sortir de la ville), mais personne ne bougea. Enfilant leur chemin, ils firent rencontre à un quart de lieue de là, d'une quinzaine de gens de pied qui étaient sortis d'une métairie proche de là, nommée Jean Bonnet du nom de son maître. Ils s'en allaient jeter dans le Carlat, mais dès qu'ils furent découverts par les coureurs, ils furent contraints de s'aller rendre dans cette métairie de laquelle ils étaient sortis. Elle était assise dans un vallon assez spacieux d'un côté, le bois de l'autre, les champs et une belle prairie tout autour. Un petit ruisseau baignait ses murailles et une palissade lui servait de fausse-braie (1). Au-dehors, il y avait un bon fossé plein d'eau et sur le bord du fossé, une autre palissade avec son pont-levis. 

Ces soldats, suivis de près, se jetèrent dedans, et ceux qui les talonnaient s'y fussent fourrés avec eux si une salve de mousquetades ne les eût arrêtés. L'enseigne du premier capitaine de Cursol et huit soldats du régiment du Claus y furent tués, et un de ses capitaines blessés. Avant que le corps du régiment fût arrivé, trente-cinq furent tués ou blessés. Les voilà résolus de se perdre et les assaillants de les avoir. Castagnac, étant du pays, mit peine d'avoir du pain pour les soldats. Il envoya avertir le sieur Maréchal du sujet de leur retardement et le prier de lui envoyer une pièce de canon pour les foudroyer. Mais il lui commanda de les laisser là et lui donna avis que le même accident lui étant arrivé, son canon était empêché (2). Ceux de Cursol et du Claus, désespérés de recevoir cet affront, se résolurent (sans canon et sans ordre) de les emporter. Toute la journée se passa dans de grandes irrésolutions pour trouver les moyens de les forcer. 

La nuit venue, on les serra de près avec des bons corps de garde. Le fossé fut garni tout à l'entour de soldats couchés sur le ventre afin de les empêcher de se sauver. À la pointe du jour, on retira ceux qui étaient ainsi étendus sur le bord du fossé. Destros (lieutenant du baron de St Maxemin, capitaine au régiment de Cursol) était cette nuit de garde. Il vit un homme à huit ou dix pas loin, appuyé contre un arbre proche du fossé qui regardait çà et là. Lui ayant demandé «Qui vive !» et l'autre répondu «Du Claus», Destros n'usa point de réplique, croyant que ce fût un soldat de ce régiment qui avait son quartier là auprès. Cestui-là s'en retourna devers le fossé et fit sortir ses compagnons pour gagner du pied (3). Destros, reconnaissant la fourbe, cria «Tue ! tue !», mais il ne put empêcher que quatre des plus hardis (4) ne se sauvassent à la course, à la barbe de trois mille hommes. Les autres s'étant retirés dans la maison furent suivis de si près que quelques-uns des plus courageux entrèrent avec eux. On tua tout ce qui s'y trouva, hormis un qui fut aussitôt pendu que pris. Ces gens, sortant de cette maison, y avaient mis le feu, ce qui empêcha les assaillants d'y séjourner. L'un des assiégés se jeta demi-brûlé dans le fossé où il reçut autant de coups d'épée qu'il y eut de soldats auprès de lui. 

On apprit d'une vieille femme (laquelle n'eut pas le loisir de s'y enfermer) que Jean Bonnet s'était caché avec sa femme, ses domestiques et le restant des soldats dans une carrière qu'il avait creusée pour s'y sauver. Le feu étant épris de toutes parts, il n'y eut moyen d'y rentrer pour les chercher. La flamme éteinte, ceux du pays qui les allèrent fouiller les trouvèrent tous rôtis là-dedans par l'ardeur du feu qui avait pénétré les entrailles de la terre (5). Ils racontèrent qu'il n'y avait que trente ans que cette maison avait été assiégée, battue du canon, brûlée et rasée.


(1) «Terme de fortification. C'est une seconde muraille (ou rempart) au dessous de la première, qui fait le tour de la place pour défendre le fossé et qui ne s'élève que jusqu'au rez de chaussée du côté de la campagne. On le couvre d'un parapet. On l'appelle autrement basse enceinte. Une fausse-braie est large ordinairement de trois ou quatre toises» (Furetière). 

(2) Pour la prise des Bourrets (voir plus bas). Il semble qu'à ce stade d'approche, l'armée n'ait qu'un canon et que ce n'est qu'ensuite, depuis Foix et peut-être Toulouse que les six autres pièces mentionnées pour le siège du Mas soient arrivées.

(3) «On dit lâcher le pied pour dire reculer, se défendre mal; gagner au pied pour dire prendre la fuite» (Furetière).

(4) Ce qui correspondrait dans les autres récits (Saint-Blancard, Rohan, Gramont) aux quatre cousins de Jean Dutilh partis à l'aube avant l'assaut final.

(5) Rulman est le seul à mentionner l'existence d'un Jean Bonet tenancier du lieu et à en plus le faire mourir de cette façon avec ses proches. Les premiers récits ne donnent pas de noms et, bien plus tard, celui des Mémoires de Dusson est le seul à appeler ce tenancier Jean du Teil (Dutilh). Il peut d'ailleurs y avoir confusion entre le noms de la maison et du tenancier (ainsi que son surnom, d'usage plus fréquent que le nom de famille), la vieille femme appelant Jean Bonet celui que le grand propriétaire qu'était Dusson appellera Jean du Teil. 


Les Bourrets

Ce même jour, le sieur Maréchal, allant au rendez-vous, fit rencontre d'une autre maison (1) assise près des Bordes, nommée Les Baretz. Une cinquantaine de soldats qui étaient dedans en sortirent pour escarmoucher la compagnie de Mr. de Montmorency, laquelle battait l'estrade (2). Ils furent poussés dans la maison après avoir tué un gendarme et un carabin, et blessé six autres de ceux qui s'étaient le plus avancés. Le régiment de Normandie accourut au bruit et eut sa part des coups comme les autres. Car à l'abord, le baron de Melay (capitaine du régiment) fut blessé, un sergent de Prat y mourut d'une mousquetade à la tête et cinq soldats y furent tués et trois blessés. Le régiment fut contraint de s'éloigner de là et d'envoyer prier le général d'y faire conduire le canon. Cette maison étant à plain-pied, sans fossé, sans barricade et sans retranchement, endura vingt-neuf volées de canon. Lorsqu'elle fut presque toute abattue, ceux qui étaient dedans (étant encore tous en vie) se retranchèrent sur le plancher (3) et se défendirent jusqu'à ce qu'il n'en restât que cinq, lesquels furent pendus pour avoir été trop opiniâtres. Ils dirent en mourant qu'ils aimaient mieux perdre la vie que de l'avoir demandée.


(1) Il s'agit en fait à l'époque de deux ensembles de maisons accolées tout en longueur le long du chemin.

(2) «Chemin public ou de la campagne, ce qu'on dit en cette phrase militaire: battre l'estrade, c'est à dire envoyer des cavaliers aux nouvelles, à la découverte des ennemis. Les armées ne marchent point qu'on n'envoie de tous côtés des batteurs d'estrade» (Furetière). La compagnie avait dû prendre le chemin allant de Campagne aux Bordes par la rive gauche de l'Arize et qui passait au ras des Bourrets. 

(3) C'est à dire l'étage de la maison, qui n'est pas construit en pierres mais en colombages (corondatge en occitan) avec plancher au sol et sert généralement de grange ou grenier.


Les Bordes

Le lendemain, tous les régiments tant de l'armée que des nouvelles levées se rendirent auprès des Bordes pour l'assiéger. Mrs. de Mirepoix, Enseignant et Malhac étaient les maîtres de camp de ces régiments. Le général leur ayant donné leur quartier, ils firent diligence de se loger mais ce ne fut pas sans le disputer. Car ceux du dedans (tenant le dehors) escarmouchèrent assez vigoureusement les assaillants (1). Ils furent toutefois contraints sur le soir de se renfermer dans la ville et de quitter le dehors à leurs ennemis. La compagnie de Merville (menée par Genies et Stuard), voyant que les assiégés incommodaient le champ de bataille où était la cavalerie, furent commandés de donner à la pointe (2) et, ayant passé la rivière, chargèrent leur infanterie qui était de la levée, et la pourchassèrent jusques dans les barricades du pont de la ville (3). Ils étaient soutenus par tout le corps de la cavalerie qui les suivaient. Ils en tuèrent une douzaine, facilitèrent les approches et les logements des régiments. Dambres s'y trouva pour faire la retraite parce que la mousqueterie des assiégés les incommodait grandement et avait mis quelques gendarmes par terre.

Les Bordes est une petite ville fort bien munie de maisons et remplie d'habitants. Elle est environnée de trois côtés d'un large et profond fossé, ses murailles sont bâties à chaux et à sable, et garnie de force tours (4) tout à l'entour. De l'autre côté, une belle rivière bat la muraille de long en long, laquelle lui sert de fossé parce qu’elle est bien profonde. Sa situation est fort agréable, étant au pied d'un fort grand coteau du côté du Midi et d'un beau large vallon très fertile du côté du Septentrion. Les collines qui l'accompagnent sont complantées de vignes et de toutes sortes d'arbres fruitiers. 

On croyait que ceux du dedans endureraient le siège, la place étant jugée assez bonne par les assaillants, et la réponse qu'ils firent lorsqu'on les somma assez brusque. Toutefois, dès qu'ils virent le canon en batterie, ils demandèrent à parlementer. Les otages furent baillés de part et d'autre, et la composition ne se pouvant parachever la nuit, elle fut remise au lendemain. Pendant le pourparler, plusieurs de la ville sortirent, quelques-uns des assaillants s'avancèrent, conférèrent ensemble et burent à la santé du Roi. Le traité s'en allait à ce point que la ville rendrait obéissance au Roi, que les habitants rachèteraient leurs pillages et demeureraient dans leurs maisons et en leurs biens comme auparavant, avec quelques autres articles raisonnables qui eussent été accordés. 

Les villes le plus souvent ne sont pas gouvernées par les plus sages ni par les plus intéressés. Il arriva entre les habitants une telle division qu'ils ne se purent jamais accorder. Le ministre (qui ne demandait que la paix et qui, par le pouvoir que les consuls lui avaient donné, s'était engagé de parole pour le traité envers le sieur Maréchal) fut contraint de sortir de nuit pour résoudre quelque nouvelle difficulté qui était intervenue pendant son absence. Quelques-uns des plus obstinés ne trouvant pas cette composition à leur goût, dirent qu'il valait mieux mettre le feu dans leurs maisons et se sauver au Mas dasil, et protestèrent d'aller eux-mêmes commencer les premiers. Ces paroles épouvantèrent tellement le peuple qu'un chacun commença à desbager (5) et s'enfuir vers le Mas qui n'est qu'à demi-lieue de là, au derrière de la montagne, du côté du Midi. Ils mirent incontinent le feu à leurs munitions de guerre et à quelques maisons, lesquelles embrasèrent en un instant toutes les autres.

Il y avait à un quart de lieue de là, dans le même vallon et le long de cette même rivière, une autre fort jolie villotte qu'on appelle Savarac. Dès aussitôt que les habitants virent que le feu ardait dans les Bordes, ils mirent en cendre leurs maisons. Ces deux villes s'ensevelirent elles-mêmes dans leurs ruines, de leurs propres mains. Ceux du pays assurèrent qu'il y pouvait avoir quarante ans qu'en même saison et quasi en même jour, un pareil accident leur était volontairement arrivé (6). On fit raser leurs murailles et démolir quelques maisons. Le ministre ne quitta point l'armée jusques à la fin du desassiègement du Mas dasil, sans recevoir aucun mauvais traitement.


(1) On peut penser que les troupes ont pris leurs quartiers dans les quelques grosses maisons aux environs immédiats des Bordes: La Bourdette (appartenant à Dusson, premier propriétaire local), La Nougarasse (aujourd'hui Marveille, appartenant au deuxième plus important propriétaire, Isaac Dumas), Marabeilhe (aujourd'hui Marveille d'en haut, de même), le hameau de Lagremounal. 

(2) «Pointe, en termes de guerre, se dit des corps les plus avancés soit en la marche, soit en l'attaque. Cc capitaine avait la pointe, commandait l'avant-garde. Il était à la pointe de l'aile droite» (Furetière). 

(3) Le pont sur l'Arize (au même endroit qu'aujourd'hui) était alors fortifié aussi bien vers la rive droite (pré communal avec embranchement des chemins menant vers Rebaillou et vers l'ancienne route des Salenques à Sabarat) que vers la rive gauche (chemin vers Lagremounal et Les Bourrets) où il était lié au vieux moulin municipal. On peut imaginer que le «champ de bataille» où la cavalerie de Thémines a fait paître ses chevaux est rive droite autour du pré communal et que la compagnie de Merville passe rive gauche pour attaquer la levée (Furetière: «élevation de terre, de pierres ou d'autres matériaux en forme de quai, de digue, de chaussée pour arrêter des eaux, des inondations») du vieux moulin d'où on leur tire dessus. Mais le terrain n'y était pas aisé puisque dominé par le fortin du pont et la muraille des Bordes qui montait par là vers le château.

(4) Le cadastre de 1647 montre encore, en plus de l'ensemble fortifié du pont et du moulin, deux tours aux coins sud-est et sud-ouest de la muraille. Mais il ne précise pas ce qui pouvait rester du château lui-même au sommet du village.

(5) Occitan desbagar/desbagajar: débarrasser, déménager, plier bagage, détaler.

(6) Comme les 30 ans cités à Jean Bonet, les 40 ans évoqués ici doivent rappeler des catastrophes des Guerres de religion qui se sont prolongées ici jusqu'en 1598. Mais on n'a pas de témoignages de prise ou destruction des Bordes et Sabarat à cette période (ou l'été 1585). La deuxième partie des années 1580 correspond en tout cas à une nette reprise des hostilités avec des campagnes du chef de guerre huguenot d'Audou en haut Comté de Foix en 1585, autour de Pamiers et Mazères en 1586, en plus des conflits récurrents avec les Couseranais.


Préparatifs du siège du Mas, Camarade

Dès lors, la résolution fut prise d'aller assiéger le Mas qui n'est qu'à demi-lieue des Bordes. Le chemin était si difficile pour y faire passer le canon qu'il fallut faire deux ou trois lieues de tour, par de si hautes montagnes qu'on avait perdu l'espérance d'y pouvoir jamais arriver. Mr le Maréchal n'avait en ce temps-là que trois pièces de canon de batterie, et fort peu de munitions. Le comte de Carman lui en bailla quatre, lesquelles il fit venir de Foix, et deux petites couleuvrines qui portaient de la grosseur d'un orange (1). On ne croyait pas que le Mas endurât le canon parce que ses députés avaient déjà bien avancé le traité de leur composition. L'avarice le rompit car ils offrirent quinze mille écus pour racheter leurs pillages, et les autres en voulurent vingt et n'en eurent point. L'appétit de deux mille pistoles engagea l'autorité du Roi et l'honneur des assaillants, et coûta la vie à cinq cents hommes. Donc tout se prépara pour leur faire plus de peur que de mal. On fit rouler le canon par des lieux qu'on croyait inaccessibles. Ceux de la ville ne croyaient pas qu'il pût jamais les saluer (2).

Il y a un petit lieu appelé Camarat sur le chemin, assis dans un grand vallon pressé tout à l'entour de très hautes montagnes, dans lequel il n'y a que quinze maisons. Il y a quarante ans qu'un très bon château qu'il y avait fut démoli: c'était la retraite de gens désespérés et résolus à la mort. On les somma de se rendre, ils répondirent que leur gouverneur était allé au Mas et qu'ils leur feraient réponse dès qu'il serait venu. Les troupes cependant s'avancèrent, chacun prit le quartier qui leur fut donné, et ils furent derechef sommés de se rendre s'ils ne voulaient tous être pendus. La division les brouilla: ils se rendirent vie sauve parce qu'ils n'étaient pas munis, mais principalement parce qu'ils n'étaient pas d'accord. S'ils se fussent bien entendus, ils eussent fait perdre force gens avant que pouvoir être forcés.

On approcha le Mas le lendemain, où toute l'armée se mit en bataille les drapeaux déployés. Ceux de la ville les saluèrent de quelques coups de fauconneaux (3) et sortirent tous éparpillés par les vignes pour présenter l'escarmouche. Quelques fantassins se débandèrent du corps des régiments sans être commandés, descendirent en bas des coteaux et allèrent à la charge si résolus qu'en moins de deux heures, ils les renfermèrent dans la ville. Ce soir même, on les bloqua de deux côtés et leur fit-on perdre l'envie de sortir. Ce succès enfla les poumons des assaillants, lesquels furent bientôt abattus.

La naïve description de cette ville donnera cet avantage au lecteur de pouvoir tant mieux juger du bon ou mauvais sort des événements. Elle est fort petite et environnée de toutes parts de très hautes montagnes, lesquelles toutefois ne la resserrent pas de trop près. Au bas de ces montagnes, il y a des petites collines complantées de vignes et d'arbres fruitiers. La descente de ces collines aborde assez près de la ville du côté du Couchant, et du Septentrion une petite rivière qui s'appelle la Rige et qui rase la muraille, passe entre deux. Les collines du bas des montagnes, du côté du Levant, sont plus éloignées que celles des autres côtés. Entre elles et la ville, il y a une petite plaine du port du mousquet qui dure jusques aux collines qui sont vers le Midi. Du côté de cette plaine, la ville n'est point bastionnée. Il est vrai que les habitants y firent quelque petit travail dès que l'armée les approcha. La ville néanmoins est forte de ce côté parce qu'il y a un profond fossé tout rempli d'eau, et que la muraille est très bonne et terrassée jusques au haut à mode de bastion naturellement fait. En cet endroit, il y a eu autrefois une église, laquelle fut rasée, le sol de laquelle sert d'une belle place d'armes dans la ville. Du côté du Midi, il y a une porte couverte d'un petit bastion que la rivière aborde, et une grande et belle tour auprès de cette porte, laquelle domine les deux tours de la ville par le dehors. Il y a une autre porte vers le Septentrion, qui va au pont qui est vis-à-vis d'elle avec peu de distance. Il y a à son côté un petit bastion bien revêtu et terrassé. Un peu plus bas que ce bastion, il y a un moineau (4) tirant vers le Couchant, qui fait un des coins de la ville, lequel est bien terrassé et revêtu de pierres de taille et a la rivière au pied. Toute la face du côté du Couchant est quasi en droite ligne, couverte d'une courtine de terre, laquelle se va joindre à un grand bastion qui est sur le milieu de cette face, et tient quasi tout le gravier d'entre la rivière et lui. Il y a au delà de ce bastion (et entre lui et le bout de la ville) un autre petit bastion qui, de l'un de ses angles, est attaché au grand, et de l'autre angle, touche l'écluse du moulin, le canal duquel fait un fossé plein d'eau qui passe le long de la muraille par derrière lesdits bastions. Et c'est de ce côté-là que le général fit dresser la batterie. 


(1) Première rédaction: «gros comme un orange»

(2) «Quand les vaisseaux passent devant une citadelle, ou une place maritime, ils sont tenus de faire des salves pour les saluer»; «salve se dit aussi des mêmes décharges qui se font tout à la fois dans un combat ou dans un exercice, soit pour l'attaque, soit pour la défense» (Furetière).

(3) «Pièce d'artillerie qui tient le sixième rang entre les canons, qui a six ou sept pieds de long et deux pouces de diamètre, dont la balle pèse environ une livre et demie» (Furetière). 

(4) «En terme de fortification, c'est un bastion plat bâti au milieu d'une courtine, lorsqu'elle est trop longue et que les deux bastions des angles sont trop éloignés pour se défendre l'un de l'autre. On y place des mousquetaires pour faire feu de part et d'autre» (Furetière).


Début du siège

Dès que le canon fut arrivé sur le haut de la montagne, envisageant la ville, Ponselme, lieutenant du grand maître de l'artillerie, commanda de le braquer en diligence pour la saluer. Il croyait n'y être pas assez à temps et n'avoir pas sa part en la composition s'il ne l'avait fait tirer. Ils firent saluer de sept pièces de canon qu'ils tirèrent quatre fois. Les uns portèrent à travers les maisons et les autres contre la muraille avec peu d'effet et moins de frayeur aux habitants, lesquels on croyait disposer d'abord à la contribution qui avait été demandée pour calmer l'orage qui les menaçait.

Mais ils se résolurent à la défensive et se fortifièrent jour et nuit sans se reposer. Le canon durant quelques jours ne leur fit point de bruit ni de peur. Ils crurent que la munition leur manquait et non pas la mauvaise volonté de leur faire déplaisir. Cependant on commença de travailler aux tranchées et on avança le travail tout autant qui se put. Ceux du dedans, voyant de quel côté la foudre devait tomber sur eux, y apportèrent tous les soins qui leur furent possibles pour l'empêcher. Ils terrassèrent les maisons par le dedans, ils rehaussèrent le petit bastion susmentionné, lequel n'était que commencé lorsque l'armée y arriva. On leur donna le loisir de s'accommoder et de se mettre en défense avant que les attaquer. La ville n'étant bloquée que de deux côtés, les assiégés avaient cet avantage de pouvoir recevoir des gens de guerre, lesquels Mr. de Rohan faisait filer à petites troupes. Il ne se passait nuit que quelques-uns n'y entrassent imperceptiblement. Pour empêcher ce commerce, on mit le régiment de Valhac du côté du Levant, et celui de Mirepoix vers le Midi. Mais la longue distance qu'il y avait de l'un à l'autre et le manquement qu'ils firent de n'avancer par leur travail pour se joindre et leur fermer le passage n'ôtèrent pas la commodité aux assiégés d'entrer et sortir de ce côté quand il leur plaisait. Les tranchées étant assez avancées, on fit descendre le canon du haut de la montagne pour le mettre en batterie: deux pièces furent pointées droit contre le moineau, trois autres un peu plus bas entre le moineau  et la courtine qui s'attache au bastion, et les deux restantes un peu plus bas, vis-à-vis du grand bastion, lesquelles tiraient tantôt çà, tantôt là.


Brève équipée de Thémines en Albigeois

Pendant ce siège, Mr. le Maréchal eut nouvelle que Mr. de Rohan était sorti de Castres avec deux mille hommes et avait mis le canon en campagne pour aller battre Sieurac. C'était une église fortifiée, laquelle, après avoir souffert le canon et un assaut, se rendit à composition. Il partit en même temps avec quatre compagnies de cavalerie, celle de Mr de Montmorancy, la sienne et celles de Merville et Dambres. Il s'en alla tout d'une traite des Bordes à Villefranche où il fit repaître ses troupes, et chemina toute la nuit jusques à ce qu'il se fût rendu dans Auriol. Le marquis de Ranny était aussi de la partie, et le régiment de Normandie le suivait en croupe. On leur dit incontinent qu'ils furent arrivés, que Mr de Rohan ayant eu avis de sa venue, s'était retiré. S'ils n'eussent perdu temps à repaître, on croit qu'ils l'eussent rencontré.

Le général commanda au marquis de Ranny de s'en aller avec ses quatre compagnies de gendarmes jusques à Lautrec pour voir s'il le pourrait joindre. Mr de Ventadour l'attendait au passage avec sa compagnie de gendarmes et quelques autres troupes des communes, ramassées dans le pays. Il s'en alla cependant joindre le comte de Carman à l'armée pour poursuivre son dessein de la batterie qu'il avait fait dresser. Le marquis de Ranny, n'ayant point d'occupation dans l'Albigois, s’y vint rendre. Mais tous ensemble avaient enfin sujet de se repentir d'y être venus: si ce seigneur n'eût fait cette diligence et si Mr de Ventadour ne se fût trouvé prêt pour fermer le passage à Mr. de Rohan, ils ne l'auraient renfermé dans Castres. Ce seigneur, après avoir pris Sieurac, s'en allait fondre sur Groulliet (1) et faire dans deux jours de grandes désolations dans le pays. Sans doute il eût porté plusieurs petits lieux à composition si, n'étant pas tenables, ils n'eussent été promptement assistés.


(1) Graulhet.


Continuation du siège, secours pour les assiégés

La batterie étant ainsi ordonnée, elle fit assez bien son devoir durant deux jours. Elle cessait la nuit, laquelle néanmoins était fort favorable parce que la lune était clair luisante, et beaucoup plus propre que depuis le matin jusques au midi parce que cette place (étant fort enfoncée et sur l'eau) élevait tant de brouillards épais qu'ils la rendaient invisible jusques à ce que le soleil était levé. Le canon fit grand brèche durant ces deux jours, tant au moineau qu'au pan de la muraille qui s'étend vers la courtine. Mais la surséance (1) qu'elle faisait durant toute la nuit leur donna le loisir de se remparer en sorte que la brèche était plus forte que n'avait été la muraille. L'assaut ne se pouvait encore donner parce que, depuis le moineau jusques au bout de la brèche qui allait jusques à la courtine, il fallait passer la rivière, laquelle n'était pas guéable en cet endroit, et il y eût fallu aller à la merci de la courtine et de l'une des faces du grand bastion.

La batterie commença d'ores en là d'aller mollement en besogne et de tirer dans la ville à coups perdus. Cela leur augmenta le courage, et l'arrivée de Valette, capable de commander des gens de pied et de défendre une place, le leur mit à tel point qu'ils se jetèrent dans le mépris des assaillants (2). Ce capitaine mena avec lui bon nombre de soldats de Sevenes et les porta d'abord à cette résolution de ne parlementer jamais plus, et de se remparer avantageusement de tous les côtés qu'ils étaient à découvert.

On changea la batterie et la mit-on plus bas, au-delà du grand bastion. On battit le petit bastion et la face du grand qui le défendait. On fit fort grande brèche à la muraille de la ville derrière le petit bastion. La gabionnade (3) du grand bastion de ce côté-là fut mise par terre et le petit bastion fort endommagé. Mais le grand travail de ceux du dedans qui tombèrent les maisons pour remparer les brèches, en refaisait tout autant que le canon en pouvait défaire.

Sur ce temps-là auquel on commençait de les presser, on porta l'avis à Mr. le Maréchal que les secours étaient en campagne. Il commanda toute la cavalerie d'aller au-devant, mais il fut impossible de les rencontrer parce qu'ils tenaient la route des bois et des montagnes. Cette alarme dura quelques jours et fatigua toute l'armée laquelle était nuit et jour en garde. Elle souffrait d'ailleurs de grandes incommodités, à cause de pluies continuelles et si fortes qu'il fallait de temps en temps donner trêve à la batterie.

Ceux de la ville les voyant ainsi maltraités par les injures de l'air, leur criaient qu'ils seraient contraints de laisser leurs canons s'ils ne composaient de bonne heure avec eux. Ils leur reprochaient que leur général leur avait demandé vingt mille écus, mais que pour s'en retourner l'honneur sauf, il fallait qu'il leur en donnât trente-mille. S'ils eussent pris leurs avantages et fussent sortis sur les assaillants en certain temps, avant que l'armée eût été prête de secourir ceux qui étaient aux tranchées, ils eussent été bien empêchés de sauver le canon. Les assiégés n'ayant autre but que de conserver la place, ils ne sortirent jamais de peur de perdre quelques-uns des leurs: dix hommes leur étaient plus chers qu'aux autres deux cents.

Enfin le secours n'étant pas loin et le général en ayant eu l'avis, il manda l'aide de maréchal de camp par tous les quartiers pour donner avis à ceux qui y commandaient de se mettre en devoir et leur marquer l'endroit par où il devait passer. C'était du côté du Levant, où étaient en garde et en quartiers Malhac, Enseignant et les autres nouveaux venus, lesquels le comte de Carman avait fait lever dans le pays. Lachassaigne, aide de maréchal de camp, trouva ces régiments en assez mauvais état pour empêcher des troupes bien rangées et résolues de passer. Il leur commanda de jeter force sentinelles perdues plus loin qu'ils n'avaient fait, et de mettre de bons corps de garde sur les avenues afin de les arrêter. Il jugeait qu'après quelques mousquetades tirées par les dites sentinelles et un peu de résistance faite par ceux qui étaient aux corps de garde, l'armée aurait le loisir de branler et le temps de s'y rendre et de les combattre. Car le régiment de Valhac n'était pas loin sur le bord de la rivière, celui d'Anonay était auprès du pont, et celui de Ventadour là tout contre.

L'aide de camp, croyant que ces gens feraient mieux leur devoir (qu'ils ne firent pas), fit son rapport au général de l'ordre qu'il leur avait donné, lequel fut trouvé bon mais il ne fut pas suivi. Vers les deux heures devant jour, on n'entendit qu'un «Qui va là !» et une mousquetade d'une sentinelle. Le secours ne laissa pas de passer outre et d'enfiler le grand chemin qui va de ce quartier-là droit au pont, sans qu'il trouvât aucune résistance. On leur tira sur la queue une quinzaine de mousquetades sans les endommager. Ils passèrent ainsi heureusement sans perdre qu'un des leurs qui fut fait prisonnier, lequel dit que c'était St Blancard qui les menait. Ceux de Ventadour, d'Annonay et de Cursol courent activement vers le pont pour leur fermer le passage, mais le secours y fut plus tôt qu'eux. Ils crièrent tout haut, dès qu'ils furent dedans, qu'il n'y avait point de traître parmi eux comme dans l'armée, et qu'un sac de pistoles les avait fait passer. Cet artifice était finement pratiqué pour semer la discorde dans le camp. Le lendemain, jouant au plus fin, fit courir le bruit qu'il n'était entré dedans la ville que trente ou quarante de ceux qui menaient les enfants perdus et que le gros, ayant fait halte, n'avait pas osé passer. Mais les soldats étaient bien informés que quatre cents hommes y étaient entrés (4).


(1) «Grâce, terme, délai qu'on accorde à ceux qui sont obligés de payer quelque dette ou de faire quelque chose» (Furetière).

(2) Selon Saint-Blancard, Valette arrive du Carla avec son lieutenant Truc la nuit du 21 septembre. Sa compagnie arrive avec Dusson et Cavé (et sa compagnie) la nuit du 24. Rulman semble avoir un informateur dans cette troupe (en partie cévenole) car ses renseignements du côté des assiégés sont un petit peu plus précis à partir de ce moment. 

(3) Sans doute retranchement formé de gabions (Furetière: «gabion: panier d'osier de figure cylindrique, haut de cinq à six pieds et large de quatre qu'on emplit de terre pour couvrir des batteries sur le rez de chaussée ou pour servir de parapet à des lignes ou à des logements quand la terre est difficile à remuer»; «gabionner: se couvrir de gabions. Ce quartier était bien gabionné. Il se dit par extension de toute sorte de retranchement, de barricade ou de défense contre l'ennemi»). 

(4) Saint-Blancard date cette entrée du 9 octobre, mais sans donner ces aspects de guerre psychologique et en ne précisant pas que cela s'est fait (très logiquement) à la fin de la nuit.


«Piteux assaut»

La batterie ne resta pas de faire son effet, et avec plus de violence que de coutume durant le samedi et le dimanche (1) jusques environ midi. La brèche en apparence était suffisante: on l'avait faite fort longue mais non pas assez basse. On fut contraint de faire porter des échelles et des ponts pour passer l'eau, laquelle croissait à vue d'œil parce qu'il avait plu toute la nuit. Tout cela ne servit de rien pour obliger le général d'y mieux penser. Quelque étourdi (2) lui rapporta que la brèche était raisonnable et qu'il fallait donner l'assaut. Il le crut sans considérer le danger ni l'empêchement que s'y rencontrerait. Car il y avait une tour (ci-dessus décrite, laquelle commande à deux tiers de la ville par le dehors) qui n'avait été aucunement endommagée du canon, laquelle fut incontinent percée de tous côtés et force gens y furent logés. Il y avait encore un petit bastion contre l'écluse, duquel les défenses n'avaient pas été abattues. Cette tour dominait dedans la place d'armes (3) et sur le gravier d'entre la batterie et les bastions, comme faisait aussi ce petit bastion attaché à l'écluse. Tout cela était sur la main droite de la brèche. À la gauche il y avait une des faces du grand bastion qui dominait aussi tout le gravier, lequel il fallait passer pour aller à la brèche. La muraille du grand bastion n'avait point été tirée du canon: on avait seulement abattu les gabions qui étaient sur la muraille, la ruine desquels avait comblé un petit fossé qui était au pied du bastion. Mais depuis cette comblure jusques au haut de la muraille, il y avait encore dix pieds d'élévation (4): un grand homme haussant la main à grand peine y pouvait atteindre. Le petit bastion où était la brèche était dans l'encoignure du grand bastion et de l'écluse, et ainsi le chemin pour y aller était dominé de tous côtés.

L'ordre qui fut donné pour aller à l'assaut, portait que le capitaine qui était dans la tranchée ce jour baillerait deux sergents pour aller reconnaître la brèche et en faire le rapport. Ces deux sergents devaient mener quinze mousquetaires et dix piquiers, soutenus d'une enseigne avec vingt-cinq mousquetaires et quinze piquiers. Cette enseigne devait être soutenue par un lieutenant avec cinquante mousquetaires et vingt piquiers. Ce lieutenant devait être soutenu par le capitaine qui commandait dans la tranchée avec un lieutenant et cent hommes. Ce capitaine devait être soutenu par quarante maîtres avec le pistolet et l'hallebarde. Enfin ceux-ci devaient être soutenus par le corps de quatre régiments, savoir Cursol qui avait la pointe, Vantadour, Annonay et le Claus, lesquels étaient en état de bien donner. Ces quatre régiments furent destinés pour donner au grand bastion. L'ordre fut donné tout semblable à l'autre au régiment de Normandie, assisté des régiments de Valhac et d'Aiguesbonnes.

L'ordre fut porté au baron de St Maxemin, capitaine au régiment de Cursol, qui commandait ce jour-là dans la tranchée. Il rangea ses gens et commanda deux sergents pour aller reconnaître la brèche. Ils n'y reçurent aucun dommage parce que ceux du dedans ne leur tirèrent point. Ils firent leur rapport que la brèche était suffisante, et que l'eau qu'il fallait passer n'était profonde que jusques à demi-cuisse. Lors un chacun se prépara. Normandie descendit dans la place d'armes, on commença à lâcher mousquetades, le signe de tous côtés fut donné. 

Cursol jeta ses enfants perdus, qui donnèrent de la tête contre le grand bastion sans y pouvoir monter. St Maxemin le suivit et s'attacha au pied du bastion, mais il fut très mal suivi tant des mousquetaires qu'il devait mener que des gens qui les devaient soutenir. Il demeura fort longtemps au pied du bastion quasi tout seul. Lorsqu'il vit qu'il ne pouvait monter en ce lieu-là, il s'avança droit à l'encoignure d'entre les deux bastions où le canon avait fait le peu de brèche. Voulant grimper dessus, il fut mis par terre d'une mousquetade dans l'aine droite. On donna assez vivement en cet endroit, mais ils furent rudement repoussés parce que les corps de ces quatre régiments ne soutinrent point et ne sortirent pas de leurs tranchées. L'ordre fut tout de même donné au régiment de Normandie, lequel donna sur la main droite. Les enfants perdus furent conduits par Peaulin, capitaine du régiment. Luzançon (son lieutenant qui l'accompagnait) fut blessé d'une mousquetade au bras dont il mourut quelque temps après. Il reçut ce coup, levant la main et appelant toute l'armée en témoin de son action et en odieux reproches contre ceux qui les avaient abandonnés. Il parlait du corps du régiment qui les devait soutenir, lesquels firent la même mauvaise action que ceux qui devaient soutenir Cursol. Il y en eut fort peu des autres qui combattirent hors des enfants perdus, car le corps de l'armée ne bougea point (5).

Il y eut néanmoins beaucoup plus de gens tués ou blessés dans la place d'armes ou dans la tranchée qu'à l'assaut. Un capitaine du régiment de Cursol fut tué, un autre blessé et un lieutenant étendu sur le carreau. les autres qui furent tués ou blessés étaient tous soldats de fortune. Le baron de Mele fut blessé au régiment de Normandie, quelques enseignes et lieutenants blessés, et cinq ou six gendarmes tués sur la place. Il demeura environ cinquante morts sur le gravier, le restant fut tué dans la place d'armes et aux tranchées. Il y eut en tout quatre cents tués ou blessés.


(1) Samedi 11 et dimanche 12 octobre.

(2) Rulman écrit à l'occitane estordit (Furetière: «imprudent, inconsidéré qui fait les choses avec précipitation et sans en considérer les suites»).

(3) Rulman utilise, selon qu'il parle des assiégeants ou des assiégés, les deux sens de ce terme: «place d'armes, dans une ville, est une grande place où est le rendez-vous de la garnison quand on fait des revues ou en cas d'alarme, pour y recevoir les ordres d'un commandant»; «place d'armes dans un siège est un lieu spacieux et retranché (ou couvert) pour y tenir des soldats et pour soutenir ceux qui travaillent à la tranchée, ou pour y assembler des soldats et les commander aux endroits où l'on en a besoin» (Furetière). Ici, c'est le deuxième sens, puisque en dehors de la ville et du côté des assiégeants.

(4) Soit environ 3m50. 

(5) Rulman est le seul à évoquer ces graves dissensions dans l'armée de Thémines au moment de l'assaut (et qui peuvent expliquer en partie son manque de succès). 


Levée du siège

L'armée était tellement refroidie le lendemain que si ceux de la ville eussent fait une bonne sortie, ils étaient capables de mettre le canon (1) en tel état que le général eût pris congé de lui. Car encore qu'ils ne fissent plus semblant de combattre, on eut prou peine (2) de retirer le canon de la batterie parce que la terre était tellement abreuvée que les hommes s'enfonçaient jusques à demi-jambe. Il fallut les démonter pour les enlever de là et traîner sur des pièces de bois pour le remonter à force de bras sur le haut de la montagne où était le quartier du général.

Deux jours après ce piteux assaut, pendant qu'on travaillait encore à désengager le canon, ceux de la ville sortaient de l'autre côté pour s'égayer dans la plaine à la vue de toute l'armée. Les hommes, les femmes et les petits enfants dansaient et sautaient par ensemble comme s'ils eussent été en pleine fête. Ils sortirent de ce côté-là parce que les régiments de Mirepoix et de Vallac s'étaient retirés de là pour fortifier l'autre côté, où étaient le canon et le quartier du général. Ils étaient grandement affaiblis de tant de gens de commandement et de soldats blessés, lesquels il fallait faire conduire avec sûreté aux villes circonvoisines pour les faire panser. Il n'y a si malostruc (3) soldat lequel n'ait un camarade, et cestui-là un ami pour l'accompagner et tirer l'écu de la presse (4). Ceux de la ville, qui étaient en grand nombre depuis le secours, rafraîchis et fortunés, firent partout le mal qu'ils eussent pu faire. Beaucoup de gens firent des mauvais jugements de leur impatience sur ce sujet: il semblait qu'il n'y eût point d'ennemis en ces pays-là, et que tout le monde était du même parti (5).

Lorsque les Anglois quittèrent la Picardie pour retourner en Englaterre, ceux du pays se moquèrent des fautes qu'ils avaient faites, leur disaient: «Adieu ! Quand est-ce que vous retournerez nous venir voir ?». L'un d'entre eux leur cria du vaisseau en hors: «Ce sera lorsque vos péchés seront plus grands que les nôtres !». Ainsi pouvaient dire ceux du Mas dasil à ceux qui n'avaient pas voulu prendre quinze mille écus: «L'avarice est la cause de vos maux, nous serons bien malades lorsque vous en serez guéris !».

Ceux du pays eurent tort d'embarquer M. le Maréchal à ce siège, car ils savaient mieux que lui les accidents que lui pourraient arriver. Car dès que le mois d'août est passé, les fortes pluies sont si fréquentes en ce quartier-là qu'il est impossible d'y camper. Les neiges et les glaces dès le mois de septembre y sont ordinaires. En une autre saison, ils n'en auraient pas eu si bon marché.

Ce seigneur, en se retirant, fit conduire le canon à Domazan. Ceux du comte de Carman furent ramenés aux lieux d'où il les avait tirés par les gens du pays qui furent congédiés. De Domazan, il les fit conduire vers Tholouze. Il mit l'armée en garnison par tous les lieux circonvoisins. Les régiments de Ventadour, de Tholouze et du Claus furent congédiés; Annonay, Cursol, Vallac et Aigues bonnes en diverses garnisons ; la cavalerie (prit) ses quartiers en divers endroits; la compagnie de gendarmes de Mr de Ventadour fut en garnison à Castelnaudary, celle Dambres a Avinolhet.


(1) Le pluriel «les canons» est biffé sur le manuscrit mais tout le paragraphe hésite entre le singulier (collectif ?) et le pluriel.

(2) Occitan a pro pena (avec assez de peine, à grand peine).

(3) Rumel assimile peut-être l'occitan malastruc (malheureux, malchanceux, malingre) et le français malotru (Furetière: «se dit des gens mal faits, mal bâtis et incommodes, soit en leur personne soit en leur fortune»). 

(4) La presse est la «machine à marquer la monnaie sans le secours du marteau. Elle ne consiste qu'en une vis qui pousse le coin et fait une violente impression sur la monnaie par le moyen d'un levier qui la serre». Jeu de mots avec l'autre sens qui «se dit figurément en morale en parlant des choses fâcheuses et dangereuses: ce brave s'était engagé trop avant dans la mêlée, son ami est venu qui l'a tiré de la presse» (Furetière). 

(5) Écho des sentiments du parti escambarlat hostile à Rohan, et qui ne pouvait que s'inquiéter d'un succès du parti adverse.


Combat près de Revel

En ce temps-là, Mr de Rohan était à Ravel avec bon nombre de gens de guerre, tant de ceux qui étaient sortis du Mas dasil que des autres qu'il avait auprès de lui. Il avait aussi trois cents chevaux tant bons que mauvais. Ceux de Ravel eurent avis que neuf charrettes chargées de sel étaient sorties de Castelnou pour aller à Tholoze. Ce seigneur commanda à six vingts chevaux de sortir de Ravel pour les attraper. Ils les rencontrèrent vers la Bastide qui est un petit village à deux lieues de Castelnou. Ils leur firent tourner visage et prendre la route de Ravel. Ceux de la Bastide courent promptement les uns à Castelnou et les autres à Avignonet. La trompette ayant sonné à cheval, Dambres bailla ses coureurs à son frère et le suivit diligemment avec trente maîtres. Il les rencontra assez près de Ravel et leur donna la charge si rude que, à l'abord, son frère (qui menait les coureurs) traversa toute cette troupe et tua tout ce qu'il rencontra devant lui. Dambres arriva sur ce désordre et fit si bien que ces gens-là lui tournèrent le dos. Vingt cinq en demeurèrent sur la place. Il y en eut de blessés, quelques-uns faits prisonniers et les autres mis en fuite. 

L'alarme sonna à Ravel, tout sortit de la ville. Mr de Rohan même, suivi de trois cents chevaux et de toute l'infanterie se mit à la tête pour en tirer sa raison (1). La fortune fut si favorable à Dambres qui faisait sa retraite qu'il fut assisté de quelque infanterie qui l'avait suivi, laquelle grossissant de village en village fit ferme et salua ce seigneur d'une décharge de mousquetade assez brusque, ce qui l'obligea à se retirer tout court (2). Sur ce point, la compagnie de Mr. de Ventadour arriva, à la vue de laquelle il se retira. Dambres sauva la prise et n'eut que deux des siens légèrement blessés. 

Mr le Maréchal s'en retourna à Tholose. Il reçut commandement du Roi pour partir pour la Rochelle. Il prit congé de la cour de Parlement. 


(1) «Raison se dit aussi de la justice qu'on fait, ce qu'on demande à quelqu'un, de l'éclaircissement de quelque doute, de la réparation de quelque injure reçue et de la vengeance qu'on en peut prendre. Je ne saurais tirer raison de ce débiteur, être payé de ce qu'il me doit. (…) Les braves se font eux-mêmes raison des affronts qu'on leur a faits, ils en tirent raison l'épée à la main» (Furetière). 

(2) «On dit aussi: je reviens tout court, pour dire: Je ne m'arrêterai point au lieu où je vais» (Furetière). 

 

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