La maréchale de Temines, le comte de Cramail (Historiettes de Tallemant des Réaux)

La maréchale de Temines
(…) Voilà déjà deux vieux maris. Elle en aura encore un vieux, mais plus qualifié que les deux premiers. Et cela arriva d'une façon assez bizarre. Le marquis de Temines (1), fils du maréchal (2), ayant été blessé dans les guerres de la Religion (3), mourut de sa blessure et, en mourant, il pria son père d'assurer Madame de Bellangreville (dont il était amoureux) qu'il était mort son serviteur. Le maréchal s'acquitte de sa commission, devient amoureux d'elle et l'épouse (4).
Outre qu'elle aimait le jeu, qu'elle perdait, qu'elle payait bien et se faisait mal payer, le maréchal lui aida à manger son bien. Il fut cause aussi qu'elle changea de religion. Chaban (5) s'était mis les controverses dans la tête et disputait avec beaucoup de douceur. Le maréchal dit à sa femme qu'il souhaiterait qu'elle entendît cet homme. Elle l'entend, il fait quelques progrès. On lui amène ensuite le père Veron (6) qui, violent et farouche, lui alla dire que son père et son grand-père étaient damnés. Elle, qui les avait vu estimer si gens de bien par tout le monde, fut si touchée de cela qu'elle en pleura. Enfin, elle se fit catholique, plutôt par condescendance qu'autrement (7).
Elle fut choisie pour aller avec Madame de Chevreuse mener la reine d'Angleterre en Angleterre (8). Là, elle vit Du Moulin (9) qui, trouvant beaucoup de disposition en elle à récipiscence, la remit tout à fait dans le bon chemin et, au bout de trois mois qu'elle eût changé de religion, elle en fit reconnaissance à Charenton.
Le maréchal ne fut guère avec elle (10). On dit qu'en mourant, il disait naïvement: «Seigneur, au moins je ne t'ai jamais offensé que de galant homme» (11). (...)
(1) Celui qui tua Richelieu (NDA). Le marquis de Thémines mourut le 11 décembre 1621. (NDR1) Le marquis de Thémines tua en duel, en avril 1619, à Angoulême, Henri de Richelieu, frère aîné du futur Cardinal. (Voir t. I, p. 900) (NDR2)
(2) Le maréchal de Thémines était Pons de Lauzières-Thémines-Cardaillac, marquis de Thémines. Il fut fait maréchal de France en 1616, pour avoir procédé à l'arrestation du prince de Condé. Il avait été marié une première fois le 26 janvier 1587 à Catherine Ébrard de Saint-Sulpice, et en avait eu deux fils et deux filles. Les deux fils s'appelaient Antoine et Charles. C'est Antoine qui fut amoureux de la veuve de Bellengreville. (NDR2)
(3) Antoine de Lauzières, marquis de Thémines, fut tué au siège de Montauban le 4 septembre 1621. Il était d'ailleurs marié. Il avait épousé en 1606 Suzanne de Montluc, fille de l'auteur des Commentaires. C'est la campagne de l'armée royale contre les places fortes des Réformés du Sud-Ouest en 1621 que Tallemant appelle «les guerres de la Religion». (NDR2)
(4) Le maréchal de Temines se nommait de Lauziere en son nom. Il avait été fait maréchal de France et gouverneur de Bretagne pour avoir arrêté Monsieur le Prince. Le marquis Pompeo Frangipane disait assez plaisamment: «Non ho mai visto sbirro cosi ben pagato». (…) (NDA). Ce mariage fut célébré au mois de septembre 1622. (NDR1) C'est en 1622 que le vieux maréchal de Thémines épousa Marie de La Noue, déjà deux fois veuve, de Louis de Pierre-Buffières, sieur de Chambret, d'abord, puis de Joachim de Bellengrenville. (NDR2)
(5) Il portait l'épée, mais on l'accusait d'avoir été violon ou joueur de luth. Un jour, il s'avisa de faire des propositions au Conseil (car il se mêlait de bien des choses) pour je ne sais quelles fortifications qu'on pouvait faire, disait-il, à bien meilleur marché qu'on ne les faisait. Alcaume, bon mathématicien, qui y était employé, dit: «Messieurs, nous ne sommes pas au temps d'Amphion où les murailles se bâtissaient au son du violon». Tout le monde se mit à rire, et Chaban fut contraint de se retirer. Ce pauvre homme fut tué depuis par L'Enclos, père de Ninon, avant que d'avoir eu le loisir de se défendre (...). (NDA, que l'édition Adam met en appendice de l'historiette)
(6) Un fou qui n'a jamais rien fait de plaisant qu'un livret qu'il appellait: La courte joie des Huguenots. C'est qu'il avait pensé mourir. (NDA) François Véron, ancien jésuite, s'était fait remarquer dès 1620 pour ses controverses avec Chorin, ministre de Limay. Le 19 mars 1625, il reçut des lettres patentes de Louis XIII l'autorisant à faire ses prédications sur les places publiques et à tenir des conférences, tant avec les ministres qu'avec autres de la religion réformée. Son zèle ne connaissait ni mesure, ni crainte. En 1623 il avait dédié au roi une Méthode nouvelle et facile pour anéantir la Réforme. «Je dévoue, y déclarait-il, mon âme à une irreligion que plusieurs de nos Français, pensant bien faire, estiment et nomment réformation.» Il se faisait fort d'extirper la Réforme en quatre ou cinq ans. En 1638 il fut nommé curé de Charenton. Tallemant nous permet d'apprécier la délicatesse qu'il mettait dans l'accomplissement de sa tâche. Il mourut en 1649. (NDR2)
(7) La maréchale de Thémines se convertit à la fin de 1624. Les conférences se tinrent devant elle, chez le ministre Mestrezat. Les actes de ces conférences parurent dans l'année même (PANNIER, L'Église réformée de Paris sous Louis XIII, pp.527-529). (NDR2)
(8) Nous avons vu dans l'historiette de la duchesse de Chevreuse (I, p.160) qu'en 1625 elle accompagna en Angleterre Henriette de France, qui venait d'épouser le roi Charles. (NDR2)
(9) Le pasteur Du Moulin, que nous avons déjà rencontré plusieurs fois, fut l'un des controversistes les plus réputés de l'Église réformée. (NDR2)
(10) Il mourut en effet le 1er novembre 1627, cinq ans par conséquent après son mariage avec Marie de La Noue. (NDR2)
(11) L'édition de 1834 met: «Seigneur, au moins je ne l'ai jamais offensée que de galant homme».
Le comte de Cramail
On dit Cramail au lieu de Carmain. Il était petit-fils du maréchal de Montluc, fils de son fils (1). Il n'a laissé qu'une fille (2), mariée au marquis de Sourdis. Il avait épousé l'héritière de Carmain, grande maison de Gascogne, sa femme était de Foix par les femmes (3). Ç'a été une créature bien bizarre. Elle avait pensé être mariée à un comte de Clermont de Lodeve qui était un fort pauvre homme. Cependant elle eut un tel chagrin d'avoir épousé Cramail au lieu de lui qu'en douze ans de mariage, elle ne lui dit jamais que oui et non. Et de chagrin, elle se mit au lit et on ne lui changeait les draps que quand ils étaient usés. Elle est morte de mélancolie.
Le comte de Cramail vint en un temps où il ne fallait pas grand chose pour passer pour un bel esprit (4). Il faisait des vers et de la prose assez médiocres. Un livre intitulé Les jeux de l'inconnu est de lui (5), mais ma foi ce n'est pas grand chose (6). Il fut un des disciples de Lucilio Vannini (7). Il disait une assez plaisante chose: «Pour accorder les deux religions, il ne faut (disait-il) que mettre vis à vis les uns des autres les articles dont nous convenons et s'en tenir là. Et je donnerai caution bourgeoise à Paris que quiconque les observera bien sera sauvé».
À l'arrière-ban, comme on lui eût ordonné de parler aux Gascons pour les faire demeurer, il commençait à les émouvoir quand un d'entre eux dit brusquement: «Diable, bous bous amusez bien à escouter un homme qui fait des libres !». Et les emmena tous.
Il a toujours été galant (8). Il était propre, dansait bien et était bien à cheval. C'était un des Dix-sept seigneurs (9). Il fut quinze ans tout entiers à Paris en disant toujours qu'il s'en allait (10). Pour un camus, ç'a été un homme de fort bonne mine. J'oubliais qu'une de ses plus fortes inclinations a été Madame Quelin (11): il l'aima devant et après la mort d'Henry IV. Cela a duré plus de dix ans. Il passait pour honnête homme, on l'avait souhaité pour gouverneur du Roi (12) mais il n'a pas assez vécu pour cela. Je crois qu'il ne l'eût pas été quant il eût vécu jusques à cette heure.
Le comte de Cramail avait un ami qu'on appelait Lioterais, homme d'esprit. Quand il fut vieux et que la vie commença à lui être à charge, il fut six mois à délibérer tout ouvertement de quelle mort il se ferait mourir. Et un beau matin, en lisant Seneque, il se donne un coup de rasoir et se coupe la gorge. Il tombe. Sa garce monte au bruit: «Ah !, dit-elle, on dira que je vous ai tué». Il y avait du papier et de l'encre sur la table, il prend une plume et écrit: «C'est moi qui me suis tué». Et signe: «Lioterais».
(1) Le comte de Cramail auquel Tallemant consacre cette historiette appartenait à la famille de Montluc, branche détachée au 14e siècle de la maison de Montesquiou, une des quatre baronnies du comté d'Armagnac. Son père Fabien de Montluc était le quatrième fils du fameux maréchal, mais il convient d'ajouter que le premier était mort de ses blessures en 1557, que le deuxième avait été blessé mortellement en 1568, avant la mort du père, et que le troisième était d'Église. Adrien était né probablement en 1571. Il porta les titres de prince de Chabanois, comte de Cramail, baron de Montesquiou, comte de Montluc. Il fut maréchal de camp, gouverneur et lieutenant général pour le Roi au pays de Foix. (NDR2)
(2) Cette fille, Jeanne de Montluc et de Foix, comtesse de Cramail, princesse de Chabanois, dame de Montesquiou et de Saint-Félix, épousa en effet Charles d'Escoubleau-Sourdis, marquis d'Alluye. (…) Le nom de Cramail était une déformation de celui de Carmain, château avec titre de comté, du diocèse de Toulouse. Cette terre était venue à Adrien de Montluc par sa femme, fille d'Odet, comte de Cramail. (NDR2) La déformation phonétique vient d'une francisation de la prononciation occitane de Caraman (Crama, avec accent sur la finale).
(3) (…) Elle s'appelait Jeanne de Foix. Le mariage eut lieu le 22 septembre 1592. (NDR2)
(4) Le comte de Cramail joua en effet un rôle dans la vie littéraire des débuts du siècle. À Toulouse, il avait formé un groupe de beaux esprits où parut notamment François Mainard. Il en eut un autre à Paris, que Marolles a évoqué dans ses Mémoires. On y voyait l'abbé de Crosilles et un certain de Vaux, que nous retrouverons. Marolles a comparé ce cercle parisien du comte de Cramail aux réunions qui se tenaient «à l'hôtel de Nemours et dans les cabinets de la douairière de Longueville et de la marquise de Rambouillet» (I, pp.79-84). Ce rôle joué par le comte de Cramail avait commencé de bonne heure puisque vers 1603 Mathurin Régnier lui dédia sa satire II. (NDR2) L'une des vedettes du cercle littéraire toulousain de Carmaing fut le poète occitan Pèire Godolin qui lui dédia les deux premières versions de son Ramelet Mondin en 1617 et 1621. À propos de ces protections littéraires, Monique Sabatier écrit: «Nous ne connaissons pas exactement la nature de sa protection envers Maynard, Régnier et les autres mais nous savons qu'ils étaient très différents entre eux. Régnier était chanoine de Chartres depuis le 30 juillet 1609, c'était un religieux, il était catholique. Un autre religieux a côtoyé Monluc mais celui-ci était protestant, il s'agit de Olhagaray qui fut pasteur de Mazères en 1605. Le contraste est grand entre Godolin et Vanini, le premier n'avait jamais quitté Toulouse et ne s'était jamais non plus éloigné de l'orthodoxie, il vivait au jour le jour en jouissant de la vie toulousaine et n'avait pas l'âme tourmentée de Vanini, l'aventurier. Peu de monde à Toulouse connaissait les étapes qu'avait traversées ce dernier avant d'arriver là. Il avait écrit des ouvrages naturalistes où il jetait bas sans se camoufler les dogmes de l'Église. Les traits de ces personnages ne sont pas notre propos, pourtant ils éclairent d'un jour particulier le caractère d'Adrien de Monluc, son éclectisme et sa vie partagée. Celui-ci a l'esprit très ouvert, chacun de ses protégés fait résonner en lui une corde différente: Godolin éveille le seigneur amoureux de sa région, il lui donne la substance intellectuelle qui alimente cet amour. Les religieux éveillent en lui sa sensibilité religieuse. Vanini joue plutôt la corde de l'intrigue, il est un prolongement de l'ambiance à la Cour: seul Adrien de Monluc connaissait sa véritable identité et cela faisait un secret, une compromission qui rappelait un peu les intrigues, l'audace des propos et la nouveauté des idées» (Un mécène à Toulouse, Adrien de Monluc, comte de Caraman, in Christian Anatole (éd.), Peire Godolin (1580-1649), Actes du colloque international à l'Université Toulouse-Le Mirail du 8 au 10 mai 1980, Publications de l'Université Toulouse-Le Mirail, 1982, p.54).
(5) Le comte de Cramail a publié sans y mettre son nom les Pensées du Solitaire (1629), les Jeux de l'Inconnu (1630), la Comédie des proverbes (1633). Il écrivit aussi Les jeux du jour et de la nuit, qui furent publiés plus tard par l'abbé Cotin. On ne distingue d'ailleurs pas très bien ce qui sortait de sa plume et ce qu'il se bornait à inspirer. (…) (NDR2)
(6) L'avis de Tallemant est celui qu'on avait adopté autour de Chapelain et de Balzac, puis dans le groupe de Patru. Mais l'abbé de Marolles admirait encore, dans ses vieux ans, les œuvres où Cramail avait, disait-il, laissé «quelque idée de son beau naturel et des gentillesses de son esprit» (II, p.211).
(7) Vanini vint à Paris en juillet 1615, il y resta toute l'année suivante, et c'est en 1617 qu'il gagna Toulouse. Il y fut condamné au feu et brûlé vif en février 1619. Le comte de Cramail a pu le fréquenter, soit à Paris, soit à Toulouse, où il faisait de fréquents séjours. Il avait fait du philosophe italien le précepteur d'un de ses neveux. (NDR2)
(8) Marolles écrit: «Je n'ai jamais connu un plus galant homme, ni un plus homme d'honneur: il conversait le plus agréablement du monde, savait mille belles choses» (II, p.211). (NDR2)
(9) Tallemant n'a pas imaginé cette expression, et les mémoires du temps disent, par exemple, que pour l'arrestation du prince de Condé, la reine fit prêter un serment particulier de fidélité aux Dix-Sept seigneurs. Mais, d'autre part, Fontenay-Mareuil donne une liste de quinze seigneurs qui formaient la cour particulière, après sept ou huit heures du soir, quand les appartements étaient fermés. Il nomme Guise, Joinville, le cardinal de La Rochefoucauld, Bellegarde, Gramont, La Rochefoucauld, Bassompierre, Saint-Luc, Termes, Schomberg, Rambouillet, Ornano et Richelieu (I, p.111). (NDR2) On a vu que Thémines avait été fait maréchal à l'occasion de cette arrestation du prince de Condé en 1616.
(10) (...) Un de ses amis (nommé Forsais, gentilhomme huguenot) fut onze ans entiers à faire ses adieux tous les jours. (NDA)
(11) On a rencontré plus haut cette Mme Quelin qui fut la maîtresse d'Henri IV vers le début de 1600 et que l'on retrouve appelée Mlle Clin ou la Clin dans les correspondances et les mémoires du temps. (NDR2
(12) Un passage des Mémoires de La Porte apporte à cette phrase de Tallemant la plus nette confirmation et en fournit en même temps le commentaire. La Porte, jeté à la Bastille, y avait fait la connaissance de Cramail. Il écrit à son sujet: «Et y ayant été mis pour avoir averti le Roi quand Sa Majesté était en Lorraine, que sa personne n'était pas en sûreté parce que l'armée des Lorrains était plus forte que la sienne. Ce qui fut rapporté par M. de Chavigny à Son Éminence, qui le punit de prison pour avoir donné de l'appréhension au Roi, quoiqu'elle fût juste et raisonnable. C'était un fort honnête homme et très sage, qui avait si bien acquis l'estime de la Reine que j'ai ouï dire à Sa Majesté longtemps auparavant que si elle avait des enfants dont elle fût la maîtresse, il en serait le gouverneur». Tallemant n'a donc pas exagéré, et cet on qui, d'après lui, pensait confier le futur Louis XIV au comte de Cramail, c'était la reine Anne d'Autriche. Le comte de Cramail mourut le 22 janvier 1646. Exilé d'abord pour ses liaisons avec Mme du Fargis, puis à la Bastille en 1635 pour son attitude à l'armée de Lorraine et où il parlait librement de Richelieu, libéré à la mort du cardinal, Cramail ne pouvait plus guère espérer de faveur à partir du jour où la Régente, se retournant contre ses anciens amis, s'appuya ouvertement sur les hommes qui continuaient la politique de Richelieu. La gazette de Gaudin, citée par l'édition du Journal d'Olivier Lefèvre d'Ormesson (I, p.346) contient les détails suivants sur la mort du comte de Cramail: «Le brave comte de Cramail est mort d'une gangrène à la vessie causée par la pierre qu'on lui a trouvée de la grosseur d'un œuf de poule, de laquelle il se devait faire tailler au printemps. Mais Dieu en a voulu disposer autrement. Ç'a été bien la plus belle fin et la plus chrétienne qui se soit vue de longtemps. La Reine en a parlé avec de grands regrets, comme du plus complet gentilhomme de ce siècle, et je puis dire qu'il faut cinq cents ans pour en faire un aussi parfait. Bref, ce seigneur a laissé un regret universel à toute la Cour et à moi particulièrement». (NDR2)
Commentaires
Enregistrer un commentaire